Le monde de la musique caribéenne et au-delà, celui de la musique mondiale — est en deuil. Deux géants viennent de s’éteindre : André “Dadou” Pasquet, virtuose haïtien de la guitare, pilier du Tabou Combo et du Magnum Band, et Jimmy Cliff, icône jamaïcaine du reggae dont la voix a traversé des générations. Tous deux ont rejoint le panthéon des musiciens, laissant derrière eux des familles meurtries, des fans bouleversés et un héritage artistique immense. Deux monuments, deux styles, deux univers… mais une même perte déchirante pour les musiques afro-caribéennes.
A eux deux, ils combinaient 120 ans de carrières musicales fait de succès internationaux. Deux légendes qui ont marqué leur siècle de part leurs talents vocaux ou l’agilité de leurs doigts sur la guitare. Ces deux grands noms de la musique caribéenne nous ont quitté ce week-end.
Parler du compas d’Haïti et ne pas évoquer l’impact de Dadou Pasquet serait une véritable erreur tant le musicien a marqué de son empreinte la musique de son pays pour l’élever au niveau mondial avec son jeu de guitare unique qui a fait de lui un virtuose des cordes grattées. Qu’il ait été membre du mythique groupe Tabou Combo avec qui il a sillonné le Monde puis avec le Magnum Band qu’il a formé avec son frère au sortir des années 1970, son métier consistait à faire dialoguer les guitares, les cuivres et les percussions avec une finesse narrative.
Né le 19 août 1953 à Port-au-Prince, André « Dadou » Pasquet grandit dans une famille où la musique est une seconde langue. Plusieurs textes biographiques, dont ceux du Ministère de la Culture d’Haïti, le décrivent comme « l’un de nos plus grands musiciens », un créateur exigeant et visionnaire pour qui la guitare était autant un refuge qu’un mode d’expression.
Formé à l’école familiale auprès de ses oncles Rodolphe « Dodof », Richard et Alexandre Legros, Dadou développe très tôt une virtuosité singulière, nourrie de traditions haïtiennes et d’influences afro-américaines. Installé aux États-Unis, il poursuit ses études au Staten Island College et façonne peu à peu un style hybride où se mêlent compas, jazz, funk, reggae, blues et calypso. Ce mélange subtil deviendra sa signature, un sceau sonore immédiatement reconnaissable dans tout le paysage musical caribéen.

Les années Tabou Combo : naissance d’une légende
Au début des années 1970, Dadou intègre Tabou Combo, pilier de la musique haïtienne. De 1970 à 1976, il y brille comme guitariste solo, aux côtés de Shoubou et Yvon « Biassou » Mondésir. Les archives du Haitian Music Archives rappellent qu’il contribue, comme guitariste, arrangeur et compositeur, à quatre albums devenus emblématiques : Sugar Cane, Respect, 8th Sacrament et The Masters.
Avec lui, le groupe conquiert les scènes d’Europe et des Amériques, imposant la finesse et la modernité du « son Dadou », un jeu incisif et mélodique qui redéfinit durablement le rôle de la guitare dans le compas.
Magnum Band : la maturité et l’affirmation
En 1976, Dadou quitte Tabou Combo et fonde Magnum Band avec son frère Claude « Tico » Pasquet. Né à Little Haiti, à Miami, le groupe s’impose rapidement sur la scène caribéenne puis internationale. Sa discographie — Expérience, Piké devan, Ashadei, Adoration, Tèt ansanm, San fwontyè et bien d’autres — constitue aujourd’hui un monument du patrimoine musical haïtien.
Avec Magnum Band, Dadou atteint la pleine maîtrise de son art : lignes de guitare cristallines, harmonies audacieuses, compositions inspirées par une profondeur sociale et spirituelle. Cette esthétique unique, surnommée « the Magnum touch », fera de lui un maestro respecté dans toute la diaspora.
En 2014, Radio Télévision Caraïbes lui décerne un Honneur et Mérite pour son apport exceptionnel à la culture haïtienne.
Atlanta 1996 : Haïti sur la scène olympique
En 1996, le Magnum Band marque l’histoire en représentant Haïti lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Atlanta. Un moment fondateur pour le compas, porté à un niveau de visibilité mondial rare, et une immense fierté pour la diaspora haïtienne.
Collaborations, influences et héritage
En dehors de Magnum Band, Dadou multiplie les collaborations, dont l’album Live at Berklee enregistré au Berklee Performance Center. Le poète André Fouad fait également appel à lui sur Chimen souvni m, où Dadou offre des arrangements mêlant jazz, compas et poésie avec une élégance saisissante.
Son influence s’étend sur plusieurs générations de guitaristes haïtiens, dont Makarios Césaire, qui voient en lui un maître, un modèle et un passeur.
Un géant s’en va, la musique continue
Depuis l’annonce de son décès, les hommages affluent : presse haïtienne, radios caribéennes, artistes, diaspora. Tous saluent son humilité, sa rigueur, son génie et sa contribution inestimable à l’identité musicale d’Haïti.
Sa famille, dans une note, rappelle son souhait le plus cher : « jwe mizik lan » — continuer à faire vivre cette musique qu’il a aimée et magnifiée.
Il laisse dans le deuil son épouse, ses enfants, ses frères dont Tico, compagnon musical de toujours — et toute une communauté artistique orpheline. Mais son héritage, immense, continuera de vibrer dans chaque balle, chaque concert, chaque fête où résonne une guitare compas.
Avec la disparition de Dadou Pasquet, ce n’est pas seulement un musicien qui s’éteint : c’est une façon d’envisager le compas — audacieuse, raffinée, ouverte sur le monde qui se transmue désormais en héritage.
Des premiers riffs de Tabou Combo aux grandes heures de Magnum Band, jusqu’aux Jeux Olympiques d’Atlanta, son œuvre raconte une évidence : Haïti parle au monde par sa musique.
Et si Dadou n’est plus là pour accorder sa guitare, ses chansons, elles, continueront de vivre. Dans les rues, sur les ondes, dans les cœurs — partout où Haïti danse, souffre, espère et célèbre.

Jimmy Cliff le dernier pionnier du reggae :
On l’appelait « le dernier survivant ». Bob Marley est parti en 1981 à 35 ans, Peter Tosh en 1987 à 32 ans. Jimmy Cliff, disparu en cette fin novembre, aura traversé 81 années : un âge presque mythique pour une légende du reggae. Une existence dense, longue, lumineuse — le temps de plusieurs vies.
Né en 1944 en Jamaïque, Jimmy Cliff est l’un des rares artistes à être sorti du ghetto, au sens propre comme au figuré, pour atteindre une reconnaissance internationale. Dès le début des années 1960, il chante, compose et enregistre sous son nom, mais le succès mondial se fait encore attendre.
À ses débuts, Cliff nage dans les sonorités ska et rock steady qui enflamment Kingston. Grâce au producteur emblématique Prince Buster, ses titres gagnent l’Europe. En France, en 1967, on danse déjà sur le très funky « I Got A Feeling (And I Can’t Stop) », premier avant-goût d’un destin musical hors norme. Mais c’est en ralentissant les tempos que la star va véritablement éclore.
L’avènement d’un géant
En 1969, il se tourne pleinement vers le reggae avec son troisième album, sobrement intitulé Jimmy Cliff. À l’époque, le genre est encore confidentiel, Bob Marley lui-même n’a pas encore conquis la planète. L’album devient un jalon essentiel, un trésor dont les ventes exactes demeurent aujourd’hui impossibles à quantifier.
Cliff n’a pas officiellement la paternité du reggae : Toots and the Maytals l’ont devancé de quelques mois avec « Do The Reggae » (1968). Mais cela importe peu. Jimmy Cliff rejoint les sommets, et son influence devient immense. Bob Dylan encense sa chanson engagée « Vietnam », dénonciation frontale d’une guerre que les jeunes Américains rejettent massivement.
Sur ce même album figure « Many Rivers To Cross », prière déchirante sur les épreuves de l’existence. Passée presque inaperçue à sa sortie, la chanson deviendra un chef-d’œuvre intemporel, notamment grâce au film The Harder They Come (1972), dont Jimmy Cliff signe la bande originale et tient le rôle principal. Ce film fera entrer la Jamaïque et le reggae dans la culture populaire mondiale.
Une carrière bénie par les plus grands
Dès lors, le monde s’ouvre à lui. Les Rolling Stones l’invitent sur leur album Dirty Work (1986). Interprète magistral, Cliff revisite brillamment les œuvres des autres : « Wild World » de Cat Stevens ou « I Can See Clearly Now » deviennent, grâce à lui, des hymnes planétaires.
Il multiplie les tournées, en Europe comme en Afrique, devenant la première star du reggae à fouler le sol africain. Son amitié avec Fela Kuti lui vaudra d’ailleurs quelques démêlés avec les autorités nigérianes : arrêté à Lagos, il raconte l’épisode dans « The News » (album Follow My Mind).
Converti à l’islam à la fin des années 1970 sous le nom El Hadj Naïm Bachir, il continuera pourtant à enregistrer sous son identité d’artiste, avant de revenir sur ce choix après la pandémie de Covid-19 : « Cela n’avait pas apaisé mon âme… », confiait-il.
Le dernier prophète du reggae
Jusqu’à ses dernières années, Jimmy Cliff sillonnait la planète pour porter un message universel : amour, liberté, paix. Ses concerts avaient des allures de grandes messes reggae, où chaque refrain devenait un chant collectif. En mars dernier encore, il se produisait en Angleterre. Pour beaucoup, il était la dernière idole vivante du reggae originel, la dernière voix d’une époque mythique.
Il s’est éteint dans la nuit du dimanche 24 novembre, des suites d’une crise convulsive puis d’une pneumonie, a annoncé son épouse Latifa Chambers. Dans un message émouvant publié sur Instagram, elle a adressé quelques mots aux admirateurs du monde entier :
« À tous ses fans, sachez que votre soutien a été sa force tout au long de sa carrière. Il vous aimait profondément. »
Son oeuvre est ponctuée d’immenses tubes qui sont entrés dans la popculture.
• « Many rivers to cross », 1969
Classée parmi les 500 plus belles chansons de tous les temps selon Rolling Stone, Many Rivers to cross a été écrite et composée par le musicien pour son deuxième album intitulé Jimmy Cliff en 1969. Il avait 21 ans quand il l’a écrite.
« Quand je suis arrivé au Royaume-Uni, j’étais encore adolescent », confiait-il ainsi au Telegraph en 2021. « J’étais plein d’énergie: j’allais réussir, j’allais être au même niveau que les Beatles et les Stones. Mais ça ne s’est pas vraiment passé comme ça, je faisais des tournées dans des clubs, sans percer. Je me débattais avec le travail, la vie, mon identité, je ne trouvais pas ma place ; la frustration a nourri la chanson. »
Cette chanson, au Rock and Roll Hall of Fame, en 1995, comme l’une des « 500 chansons qui ont façonné le rock ‘n’ roll », a fait l’objet de nombreuses reprises. John Lennon l’a ainsi interprétée, en duo avec Harry Nilsson, mais aussi Joe Cocker en 1975 ou Linda Rondstadt la même année. Le groupe UB40 en a aussi fait une reprise en 1983, ainsi qu’Annie Lennox.
• « Wonderful World, Beautiful People », 1969
Également extraite de l’album Jimmy Cliff, cette chanson s’est classée dans le top 10 au Royaume-Uni. Dès 1970, Claude François en a fait une reprise intitulée Le monde est grand les gens sont beaux.
• « You can get it if you really want », 1970
Cette chanson a également été écrite et composée par Jimmy Cliff va elle aussi se hisser en tête des charts. Ce titre va également contribuer à la renommée internationale de Jimmy Cliff. Une autre version interprétée par Desmond Dekker, sortie quelques semaines plus tard, a elle aussi connu un grand succès.
Le morceau figure sur la bande son de plusieurs films, dont The Harder they come, dans lequel joue Jimmy Cliff, mais aussi Speed 2 avec Sandra Bullock ou ou Hitch avec Will Smith. La chanson est également sur la bande originale de la mini-série Je s’appelle Groot tirée de l’univers des Gardiens de la galaxie.
Johnny Hallyday en a livré en 1979 une reprise au titre décoiffant de T’as le bonjour de l’amour.
• « I can see clearly now », 1972
Cette chanson écrite par le musicien américain Johnny Nash en 1972 a été reprise près de 20 ans plus tard, en 1993 par Jimmy Cliff pour la bande originale du film Rasta Rockett, film devenu culte sur l’histoire vraie de l’équipe de bobsleigh jamaicaine aux Jeux olympiques de Calgary.Cette version s’est hissée en tête des classements, notamment en France.
Claude François en a également fait une reprise sous le titre Toi et le soleil en 1977.
• « Reggae Night », 1983
Extraite de l’album The Power and the glory, la chanson Reggae Night a été écrite par Amir Bayyan and La Toya Jackson, sœur de Michel Jackson et qui l’a également reprise sur l’un de ses albums.
• « Melody Tempo Harmony », en duo avec Bernard Lavilliers, 1995
En 1995, Bernard Lavilliers s’associe à Jimmy Cliff pour livrer ce morceau aux accents reggae, une reprise du titre Grosse galette, sorti en 1994. Melody Temp Harmony figure sur la réédition de l’album Champs du possible. Les paroles racontent la rencontre fugace du chanteur stéphanois avec Bobby, un guitariste jamaïcain de Kingston. Le morceau est également sur l’album de Jimmy Cliff Higher and Higher en 1996.
« Hakuna Matata », 1995
Le morceau écrit pour la bande originale du Roi Lion est signé Elton John.

