Il fut l’un des présidents les plus mythiques de cette Amérique Latine de la Guerre Froide. Sauveur de la patrie pour beaucoup durant la guerre civile, dictateur impitoyable et brutal pour ses détracteurs, Alberto Fujimori est mort à l’âge de 86 ans. Président du Pérou de 1990 à 2000, il restait dans la mémoire d’une partie des Péruviens comme celui qui a mis fin à la guérilla maoïste du Sentier Lumineux. Une politique répressive marquée par plusieurs massacres, ce qui lui vaudra d’être condamné à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité. Fin 2023, il était sorti de prison sans avoir purgé l’intégralité de sa peine. Il souffrait de problèmes de santé depuis plusieurs années.
Qu’on le veuille ou pas, Alberto Fujimori a été de son vivant, l’une des figures majeures de l’Amérique Latine durant la Guerre Froide et même après. L’ancien chef de l’Etat du Pérou, ( 1990-2000) que beaucoup appellent Dictateur est décédé mercredi à Lima d’un cancer de la langue après avoir purgé 16 années de prison pour crimes contre l’humanité et corruption.
L’homme né au Pérou de parents japonais a gouverné pendant dix ans le Pérou d’une main de fer, laisse un héritage qui divise toujours profondément les Péruviens. Malgré la demande de «pardon» formulée en 2017 par l’ancien homme fort pour les actes commis par son gouvernement, Alberto Fujimori a désuni les Péruviens comme peu d’hommes politiques l’ont fait dans l’histoire du pays.
« Après une longue bataille contre le cancer, notre père, Alberto Fujimori, vient de partir à la rencontre du Seigneur. Nous demandons à ceux qui l’ont aimé de nous accompagner par une prière pour le repos éternel de son âme. Merci pour tout papa ! », ont annoncé ses enfants Keiko, Hiro, Sachie et Kenji Fujimori.
Comme le souligne nos confrères de RFI, Alberto Fujimori aura passé les dernières années de sa vie entre les hôpitaux (où il a été soigné notamment pour des problèmes cardiaques) et la prison de Barbadillo, en banlieue de Lima, la capitale. Le bâtiment avec jardin a été aménagé pour lui sur un terrain appartenant à la police péruvienne. Il y purgeait depuis 2009 une peine de vingt-cinq ans de réclusion pour crimes contre l’humanité et de huit ans pour corruption. C’est là qu’il aurait pu finir sa vie, s’il n’avait pas été libéré en décembre 2023 sur ordre de la Cour Constitutionnelle, avant d’avoir purgé l’intégralité de sa peine et contre l’avis de la Commission interaméricaine des droits humains, qui y a vu un symbole d’impunité.
Malgré son décès, Alberto Fujimori est sans doute l’un des personnages les plus controversés de l’histoire péruvienne. Son sort n’a jamais cessé de déchaîner les passions dans un pays divisé quand il s’agissait de ses procès, sa vie en prison, sa sortie pour raison de santé et son héritage politique. Il faut dire qu’au Pérou, il est difficile d’oublier le passage au pouvoir de celui que l’on surnomme «El Chino» (le Chinois). Pour certains, il est l’homme qui a dopé l’essor économique du pays par ses politiques ultra-libérales, et combattu avec succès les guérillas du Sentier lumineux (maoïste) et du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (guévariste). D’autres se souviennent surtout des scandales de corruption et de ses méthodes autoritaires, qui l’ont conduit derrière les barreaux pour avoir commandité deux massacres perpétrés par un escadron de la mort en 1991-1992, dans le cadre de la lutte contre le Sentier lumineux.
Des fils d’immigrés japonais à président de la République :
Né à Lima le 28 juillet 1938 de parents japonais immigrés, qui avaient choisi le Pérou, comme des milliers de japonais pour y faire fortune, (à une période où les japonais immigraient beaucoup aux Amériques) Alberto devient ingénieur agronome puis enseigne les mathématiques. En 1964, il passe une année universitaire à Strasbourg où il apprend le français et, en 1970, obtient un master de mathématiques aux Etats-Unis.
Après son retour à Lima, il est nommé recteur de l’université d’agronomie (1984-1989), puis élu président de la conférence des recteurs d’universités en 1987. En 1990, Alberto Fujimori remporte à la surprise générale l’élection présidentielle face au célèbre écrivain et prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa
En pleine période d’hyperinflation et de crise économique, il se présente comme le président des pauvres et des exclus. Il met rapidement en place une série de mesures économiques ultralibérales : le “Fujichoc”, marqué par une grande vague de privatisations.
Faute de majorité, le 5 avril 1992, avec l’appui des forces armées, il dissout le Parlement et suspend la Constitution. L’année suivante, il fait adopter une nouvelle Loi fondamentale donnant plus de pouvoir au président. Comme à son habitude, il décide dans le plus grand secret, entouré de sa garde rapprochée. Même ses ministres ne sont pas au courant. «Agir d’abord, informer ensuite», aimait-il à répéter.
Son régime prend un virage dictatorial dès cette date. Evidemment qui dit dictature, dit une répression mais celle menée par le gouvernement Fujimori est bien vue, au départ, par une partie des Péruviens. Sauf que ce programme s’accompagne de très nombreuses exécutions sommaires, de stérilisations forcées et d’une corruption généralisée. Plus de 270 000 femmes et 25 000 hommes, souvent pauvres, analphabètes et issus de peuples autochtones d’Amazonie et des Andes, seront stérilisés de force entre 1996 et 2000.
«Pour lui, il n’existait aucun cadre légal, seul comptait sa volonté et celle de ses amis», juge le sociologue Eduardo Toche. Après sa victoire sur le Sentier lumineux et l’arrestation de son chef Abimael Guzman – décédé en prison le 11 septembre 2021 – le magazine américain Time le nomme en 1993 personnalité sud-américaine de l’année.
A la présidentielle de 1995, il est réélu dès le premier tour pour un deuxième mandat de cinq ans en battant l’ancien secrétaire général des Nations unies, Javier Perez de Cuellar. En 1996, le Parlement adopte une loi qui l’autorise à postuler à un troisième mandat. En mai 2000, Alberto Fujimori s’impose à nouveau, mais le parlement vote sa destitution en novembre pour corruption.
L’affaire prend des allures de scénario hollywoodien. Le dirigeant déchu s’enfuit au Japon, pays dont il détient également la nationalité, et démissionne par fax depuis un hôtel de la capitale nippone. Lima passe des années à tenter de convaincre Tokyo de l’extrader, en vain. A l’issue d’une longue bataille judiciaire, c’est finalement le Chili, où il s’était rendu en 2005, qui extrade Alberto Fujimori deux ans plus tard. Depuis, il avait été condamné et purgeait sa peine dans des conditions jugées plus confortables que tous les autres détenus de droit commun du pays.
La politique et la corruption comme héritages familiaux :
Au delà d’être président, il a été plutôt bon père de famille, Il a eu deux garçons et deux filles, dont Keiko, candidate malheureuse à l’élection présidentielle en 2011, 2016 et 2021. Cheffe de l’opposition péruvienne ayant capitalisé sur l’héritage de son père, elle a été rattrapée par un scandale de corruption et a déjà effectué plusieurs mois en détention provisoire. Alberto Fujimori avait choisi Keiko, 19 ans à peine, comme «première dame du pays» après son divorce en 1994 d’avec leur mère Susana Higuchi, ex-épouse devenue virulente critique du régime, décédée en décembre 2021 à 71 ans.
Durant sa détention dans une cellule particulière au sein d’une caserne de police, l’ancien président a multiplié les allers et retours entre l’hôpital et la prison pour des problèmes de santé récurrents. Un long combat judiciaire a été mené par sa famille et ses avocats pour qu’il ne finisse pas sa vie derrière les barreaux.
Fin 2017, le président Pedro Pablo Kuczynski, englué dans le scandale de corruption Odebrecht, lui accorde une grâce présidentielle pour raisons « humanitaires”. Kuczynski finit par démissionner quelques mois plus tard, pour éviter une destitution. Par la suite, la grâce présidentielle accordée à Alberto Fujimori est annulée par la justice péruvienne, malgré les recours intentés par l’ancien autocrate et sa famille, puis rétablie en 2023. Ce dernier rebondissement aura permis à l’ancien président de quitter la prison avant la fin de sa peine.